Ons-aieux

Fêtes d’antan: les guénels du Boulonnais.


« O guénel, guénel. Tioupe et tioupe et tioupe. Lavez vos écuelles et léquez vos plats »

Ces quelques mots prononcés en patois boulonnais suffisent à réveiller les souvenirs d’antan de nombreux habitants de la région. Dans ce premier carnet du Nord, je voudrais évoquer une tradition ancienne qui se perdure encore de nos jours, celle des guénels et de son chant, symbole de l’arrivée de Noël dans le Boulonnais.

Voir le reportage mis en ligne par France 3 sur Youtuble, expliquant cette tradition par le maire du Portel: https://www.youtube.com/watch?v=wop8ieB1zhk

A première vue, les guénels pourraient faire penser à un Halloween local. Pourtant, il s’agit bien lors de la veille de Noël que les enfants creusaient dans des légumes, le plus souvent des betteraves, des lanternes afin d’aller quémander de porte à porte quelques sous ou aliments pour passer un Noël moins rugueux. Cette procession enfantine s’accompagnée du chant traditionnel « O guénel » qui est devenu au fil du temps, la chanson patoisante la plus connue de la ville que l’on pourrait presque qualifier d’hymne de Boulogne.

Le Populaire, 25 décembre 1937, illustration de Robert Fuzier de l’article de Jenny Bernard intitulé « Noël à Boulogne ». Une version « française » de la chanson est proposée dont voici les paroles (qui peuvent sembler étranges pour un natif de la ville):

A Guénelle! Guénelle!

Toquez! Toquez-là!

Lavez vos écuelles, et léchez vos plats,

si vos fill’s sont belles, on les marriera.

Si ell’s n’sont pas belles, on les laiss’ra là.

Tra la la!

Vieux Noël pass’ra par là,

Il dira: « Quoi qu’te fais là? »

J’cueill’ des violettes

Pour les p’tit’s fillettes.

Je jou’ du violon

Pour les p’tits garçons.

L’origine de ce chant est assez obscure. En effet, on peut faire sa généalogie en suivant l’avis des mémoires de l’Académie des sciences, lettres et arts d’Arras de janvier 1931 qui a remarqué que la chanson est chantée sur l’air de « Au clair de la Lune » , ce qui permettrait de dire qu’elle ne « remonterait qu’à l’époque de Louis XIV » [p.22]. De plus, de nombreux chants picards d’autres localités disposent de paroles similaires avec celui du Boulonnais. Par exemple, en comparaison, on pourrait citer de ce même mémoire des « variantes » de Fourdrinoy ou Ercourt dans la Somme présentées dans le tableau ci-dessous.

FourdrinoyErcourtBoulogne
Au Guénel !
Ma tante Michel,
Eje vous vois par un quoit treu
Qu’os mengez du bon gatieu;
Qu’i fut bis, qu’i fut blanc,
Je m’en irai toujours point sans.
Au Guénel !
J’vos vois bien par un piot treu,
Os mengez du bon gatieu.
Donnez-m’en un piot morcieu,
Par amour pour el bon Dieu.
Ou Ganel! Ou Ganel!
Au Guénel ! par un p’tit treu,
J’vous vois ben là tous les deux
Minger de l’tarte et du gatiau
Sans m’in donner un p’tit morciau.
Au Guénel, Guénel!

Quant à la signification du mot guénel, elle a posé et pose encore beaucoup de questions parmi les érudits boulonnais et de la langue picarde. Dans son ouvrage de 1992, Jean-Pierre Dickès identifiait quatre étymologies plausibles du mot dont certaines sont aussi partagées par les érudits des sociétés savantes picardes:

  • Une contraction et déformation de « au gai Noël » en langue picarde. Thèse réfutée par d’autres érudits de la Société académique du Boulonnais rappelant qu’en picard « Noël » se prononçait « Noez, Noé et non pas Nel » [Bulletin du 01/01/1913, p.364, gallica].
  • Une déformation de l’espagnol « aguilnado » signifiant les étrennes.
  • Du latin et grec genus/genos signifiant la naissance.
  • Dans le même courant, de l’indo-européen gènel signifiant naissance/race et expliquant l’emploi du mot dans d’autres expressions.

Aussi, Jean Le Cat du B. dans le bulletin de janvier 1913 de la Société du Boulonnais, présente d’autres thèse défendues avec rigueur. Comme celle de la déformation de « Au gui l’an neuf », exclamation populaire médiévale qui semble la plus plausible selon la Société. Aujourd’hui, l’avis commun, notamment la ville de Boulogne retient l’origine de Noël car peut-être plus inscrit dans l’atmosphère festive de la fin de l’année.

Le chant a également connu quelques transformations entre 1913 et nos jours. Sa version « définitive » est présentée par Alain Lottin dans son ouvrage Histoire de Boulogne-sur-Mer. L’une des plus notables est l’ajout du Grand Père Barbot en introduction de la chanson, personnage du folkore boulonnais de la fin du XIXème siècle. Une autre est que cette « nouvelle » version inclue un patois davantage maritime en introduisant les terminaisons en -euw de certains mots. Probablement que cette version doit son existence aux membres de la Revue Boulonnaise comme Jean Jarrett (1922-1996), chanteur patoisant et figure locale de la ville qui a popularisé la chanson sur disque.

Source: https://www.lavoixdunord.fr/94665/article/2016-12-24/il-y-20-ans-jean-jarrett-rejoignait-le-paradis-des-artistes

Version « actuelle » de la chanson. Source: Lottin, A. (Éd.). (2014). Histoire de Boulogne-sur-Mer : Ville d’art et d’histoire. Presses universitaires du Septentrion. https://doi.org/10.4000/books.septentrion.7567

O Guénel, Grand Père Barbot
Il a vint’ comme un tonneau

(Il a mingé trop d’haricots) (facultatif)

O guénel, guénel
Tioupe et tioupe et tioupe
Lavez vos écuelles
Et léquez vos plats
Si vos filles sont belles
On les mariera
Si en’sont pas belles
On les laissera là
Et tralala

O guénel par un p’tit treuw
J’vous vois ben là tous les deuw
Minger de l’tarte et du gatieuw
Sins m’in donner un p’tit morciew
P’tit Jésus passera par là,
I dira : quo qu’te fais là ?
J’cueille des violettes
Pour ches p’tites fillettes
J’jue du violon
Pour ches p’tits garçons

La version de Jean Jarrett

Mais « O guénel » n’est pas chanté qu’au cours de cette procession enfantine hivernale. En effet, elle est également associée à une autre tradition de la région, celle du pudding. Tout droit venu d’Angleterre, ce dessert de Noël préparé souvent longtemps à l’avance est entouré d’un rituel bien précis. Avant de le déguster, il doit-être flambé au rhum. Occasion pendant laquelle les participants au repas chantent la fameuse mélodie jusqu’à la fin de son flambage. Aujourd’hui même si la procession a disparu, cette tradition subsite encore via son chant et les concours de sculptures de betteraves organisées chaque année dans les communes du Boulonnais, symbole d’une coutume ancienne qui a fait réver la plupart des enfants de la région.

Plum pudding flambant avant d’être dégusté.

Laisser un commentaire