Le 7 mai 1927, dans la mairie de Bernieulles, village du Boulonnais, le mariage de Henri MERLOT (1902-1984) est célébré. 3e enfant de Louis Vital MERLOT et de Marie-Joséphine Georgina BOTMAN, il épouse Gertruda CEKANSKAITE (1896-1969). C’est par cette arrière grande tante que j’ai commencé mes recherches à l’étranger, et qu’est née ma passion pour la généalogie étrangère.
L’acte de mariage nous apprends en effet qu’Henri était berger au moment de son mariage. Né à Bernieulles, le 9 septembre 1902, sa famille est ancrée dans le Boulonnais, région dont elle est originaire. J’avais par ailleurs déjà écrit un article sur cette branche de ma famille (histoire d’une vie: Vital Merlot et Georgina Botman, vivre dans les campagnes du Boulonnais au XXème siècle). Gertruda arrive donc dans un environnement très éloigné de ses origines. Son acte de mariage la présente de cette manière:
« Gertruda CEKANSKAITE sans profession, née à Kražiai, Pologne, le huit novembre mil huit cent quatre vingt seize, domiciliée à Gezaincourt (Somme) fille de Ignace et de Anne ŠVEIKAUSKAITE son épouse. »

A priori, Gertruda serait donc polonaise. Cette affirmation serait cohérente puisqu’après la première guerre mondiale, la France a fait appel à de nombreux immigrés polonais pour pouvoir travailler dans les campagnes et les mines du Nord-Pas-de-Calais, en compensation des soldats décédés pendant le conflit. Pourtant Bernieulles n’est pas un village dont la population étrangère est importante. Elle est même quasi inexistante. Le recensement de 1946 ne compte que deux résidents étrangers. De plus, la ville de Kražiai n’existe pas en Pologne. Ainsi, d’où Gertruda est-elle originaire?

1. Kražiai, ville de Lituanie

Par chance, l’administration française a correctement écrit le nom de la ville d’origine de Gertruda ainsi que son nom et celui de sa mère, utilisant même des lettres non existantes dans l’alphabet français (ŠVEIKAUSKAITE)! Ainsi, ces précieux indices ont permis de retrouver aisément son origine. Kražiai est en effet une ville de Lituanie. Pays voisin de la Pologne, la Lituanie déclare son indépendance de l’empire russe en 1918, avant d’être annexé de nouveau par l’URSS en 1940. La ville dont la population était de presque 2 000 habitants dans les années 30, n’en compte plus que 553 en 2021. Une question se pose cependant, pourquoi l’officier de l’état civil aurait indiqué la Pologne et non la Lituanie sur l’acte ?
- Premièrement, l’on pourrait évoquer la thèse de la méconnaissance géographique de l’officier. Il est vrai que cette partie de l’Europe pouvait sembler « exotique » à cette époque, d’autant plus que certains Etats (comme la Lituanie) venaient de « naître ».
- Une seconde piste serait, une autodéclaration de Gertruda. Bien que son nom a un suffixe lituanien, –aite, il est possible que cette dernière avait des origines polonaises, où se considèrait comme polonaise. D’autant plus que son acte de baptême la mentionne comme CEKANSKI, suffixe polonais.
- une dernière piste serait l’histoire commune entre la Pologne et la Lituanie. Avant 1795, les deux pays étaient dans la même entité politique, la République des Deux Nations ou Grand Duché de Pologne-Lituanie. Les trois partitions de la Pologne Lituanie entre 1772 et 1795, ont dépecé ce pays au profit de l’empire russe, austro-hongrois, et de la Prusse. Ainsi la Lituanie s’est retrouvé séparé définitivement de la Pologne même si ses habitants pouvaient encore s’identifier par leur religion (catholique) en opposition des russes, orthodoxes. Un officier assez instruit aurait pu souligner ce trait.
Dans tous les cas, il fallait se pencher sur les archives lituaniennes pour en apprendre davantage. Pays dont je ne connaissais rien avant de connaître Gertruda.
2. les recherches généalogiques en Lituanie
A. Les sites principaux:
la Lituanie accède de nouveau à l’indépendance en 1990. De ce fait, différentes périodes historiques peuvent être distinguées pour la recherche en Lituanie:
- 1944-1990: la république socialiste soviétique de Lituanie, au sein de l’URSS.
- 1918-1944: la république de Lituanie, qui prend fin en 1940, occupée par l’Allemagne nazie et l’URSS.
- 1795-1918: la Lituanie au sein de l’Empire russe, avec trois gouvernements, celui de Vilnius, Kaunas, et Suwałki (Pologne russe).
- 1569-1795: la république des Deux Nations avec la Pologne. la Lituanie est alors nommée Grand Duché de Lituanie.
Du fait de cette histoire, les registres paroissiaux lituaniens ont été écrits en latin, polonais, russe et lituanien. Bien sûr, comme dans le reste de l’Europe soumise aux empires, les langues utilisées dans les registres dépendent des religions des ancêtres. dans le cas de Gertruda, c’était les registres catholiques de Kražiai qui devaient être consultés.
Pour cela, deux sites principaux existent en Lituanie. le premier epaveldas recense le patrimoine numérique lituanien, dont une partie des registres paroissiaux. Il est assez compliqué à prendre en main, car nécessite de rentrer les mots clés en lituanien. Langue indo-européenne assez éloignée du latin ou du slave! par exemple, voici comment les trois types de registres se nomment en lituanien:
- Registre des baptêmes: gimimo metrikų knyga
- Registre des mariages: santuokos metrikų knyga
- Registre des sépultures: mirties metrikų knyga
Le nom de la ville se déclinant aussi, les résultats de recherche ne donnent rien en rentrant Kražiai, la bonne déclinaison étant Kražių !

Le second site étant genmetrika.eu , plus simple d’utilisation, il comprend cependant moins de registres paroissiaux. On trouvera dessus les registres de Vaiguva, village du père de Gertruda, mais pas ceux de Kražiai. A savoir que les registres catholiques remontent facilement jusqu’au 17e siècle. La Lituanie est restée longtemps « païenne » , sa conversion au christianisme date du 14e siècle.
B. La recherche dans les archives
Une fois le registre identifié, il est nécessaire de chercher l’acte en question. Première difficulté, le registre est rédigé en russe! L’administration impériale a en effet imposée la langue au sein des registres. Une manière plus facile de chercher pour les personnes non expertes en russe est de lire le nom écrit en verticale et en marge de l’acte. Il s’agit du nom de la personne concernée (entouré en jaune)!

Les colonnes sont les suivantes:
nom du baptisé;
numéro de l’acte;
numéro de naissance;
numéro de baptême;
informations sur le baptêmes (date, quand, où, par qui, nom de l’enfant);
informations sur les parents (statut, nom des parents, date de naissance);
témoins.
Concrètement, avec l’acte de baptême de Gertruda, nous avons les informations suivantes.

| Transcription russe | Transcription russe phonétique | Traduction français |
| 1. Тысяча восемьсот девяносто шестого года ноября десятого дня в Крожском приходском Р-К(Римско-Католическом) приходском костёле местным викарным ксёндзем Можейком окрещено дитя именем Гертруда со всеми обрядами Таинства. 2. Крестьян Хвалоинской волости Игнатия и Анны из Швейковских Чеканских законных супругов дочь родившаяся сего 1896 года ноября 8 дня дня в м(местечке) Крожах того же прихода. | 1. Tysyatcha vosem’sot’ devyanosto chestovo goda, Noyabrya desyatovo dnya v’ Krojskom’ R.K. prikhodckom kostele mestnym’ Vikarnym’ Kc. Mojeikom’ okresheno ditia imenem’ Gertruda so vsemi obryadami Tanistva. 2. Krestyan’ Khvaloinskoï volosti Ignatiya i Anny iz’ Chveïkovskikh’ Tchekanskikh’ zakon. Supr. Dotch’. Rodivchayacya sevo 1896 goda Noyabrya 8 dnya v’ M. Krojakh’ tovo je prikhoda. | 1. Le 10 novembre 1896, dans l’église paroissiale catholique romaine de la ville de Kražiai, le prêtre, vicaire de cette paroisse, Mozheyko, a baptisé et a reçu les saints sacrements un bébé nommé Gertruda, 2. fille des paysans de Khvolaine volost’ Ignatiy et Anna, née Shveikovska, les époux légitimes Chekanski, née le 8 novembre de cette année dans la ville de Kražiai de cette paroisse. |
L’intérêt de transcrire en russe phonétique et de facilement pouvoir traduire sans avoir à utiliser l’alphabet cyrillique. On voit donc que les informations contenus dans l’acte de baptême sont relativement pauvres. Mais elles confirment les informations des archives françaises. A partir de là, la généalogie de Gertruda peut commencer pour essayer d’en apprendre davantage sur ses origines.
3. L’arbre généalogique de Gertruda:
La réalisation de cet arbre, qui n’est pas encore terminé (les registres remontent jusqu’au 17e siècle), a pris beaucoup de temps et m’a permis de remonter sa branche maternelle jusqu’à la fin du 18e siècle.

Du côté de son père, Gertruda trouve ses origines à Vaiguva, un village à 15km de Kražiai. Son père décède en 1900 à l’âge de 45 ans suite à une paralysie du corps. Il était veuf en première noce de Monica CHTEINOV avec laquelle il a eu trois enfants: Mihail, Alexandr et Stanislav. De son second mariage, trois enfants sont connus: Gertruda, Teophile et Piotr. Cependant, ses deux frères décèdent en 1901 de la scarlatine.
Le devenir de sa mère n’est pas encore connue. De ce fait, on peut présupposer que Gertruda a immigré seule en France, fuyant les conditions de vie de la campagne lituanienne, voir la guerre, si son immigration est antérieure à 1918. Sa mère, Anne ŠVEIKAUSKAITE est née vers 1868 selon son mariage en 1894. Fille de Bartlomya (1820-<1898) et d’Anna Ivanovna KONTOVSKI (1823-1898) tous deux paysans de la même commune qui se sont mariés en 1847. A ce moment, les actes religieux étaient rédigés en polonais.

Sans me lancer dans une traduction de l’acte en polonais, on peut aisément lire les noms polonais des époux: Bartłomiej SZWEJKOWSKI et Anna KONTOWSKA. le patronyme Ivanovna disparait. On découvre également que le père d’Anne n’est pas Ivan comme le patronyme le suggère, mais Ian. Son acte de baptême de 1823, mentionne son père comme étant Joanne KONTOWSKI (~1772-1852), autant de forme pour désigner le même prénom dans différentes langues. C’est l’une des difficultés rencontrée lorsque nous faisons des recherches dans ces zones géographiques: la variation des noms. A titre d’exemple voici les différentes désignations d’Anna au cours de sa vie (les variations sont faibles par rapport à d’autres noms) :
| prénom et nom | année | langue |
| Anna KONTOWSKI | 1823 | Latin |
| Anna KONTOWSKA | 1847 | Polonais |
| Anna Ivanovna KONTOVSKIKH | 1898 | Russe |
Du côté de son grand-père maternel, Gertruda descend de Ignacy (1776-1831) et de Barbara SZAROWSKA/ SZARAWSKAITE (1781-1831). A la naissance de sa tante Ursula en 1810, ces derniers sont cités comme étant Generosus Dominus, un qualificatif soulignant la noblesse de la famille. C’est la seul fois que ce titre est mentionné. Erreur? Ou courte acquisition du titre avant que’ ce dernier soit retiré? Des recherches poussées permettront d’y répondre.

4. la vie en France
Après son mariage, Gertruda et son mari semble rester un court moment dans le Pas-de-Calais. Quelques rares clichés d’eux, pris dans les années 20 subsistent.

Sur ce premier cliché, des années 20, on peut voir Gertruda en noir, avec les sœurs Merlot (en arrière-plan) et probablement Céline LEMAITRE (à gauche), épouse de Vital MERLOT, son beau-frère.
Le couple disparait des recensements dans les années 20-30. Leur dernier domicile connu était Dury dans la Somme. Selon la famille ils n’ont pas laissé d’enfants. Henri sera prisonnier en 1940, et interné au camp de Malines en Belgique. Le couple sera cependant présent aux noces d’or des parents d’Henri en 1949. Gertruda décède en 1969, à 72 ans. Henri la rejoindra en 1984, à 82 ans.

Cette histoire franco-lituanienne, c’est aussi celle des nombreux immigrés d’autres nationalités étant venu en France ou ailleurs, quittant leur terre vers un nouvel horizon, aux promesses inconnues.
J.D