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Alfred Paillart, destin d’un marin nordiste du XXe siècle.


L’histoire des gens du Nord est souvent liée à deux éléments en symbiose: la terre et l’eau. Ce sont les hardis laboureurs et paysans, mais aussi les mineurs qui, au cours du XIXe et XXe siècles, tout comme les travailleurs des usines sont devenus les symboles des causes et luttes ouvrières en travaillant ardemment la terre sur sa surface et dans ses profondeurs. Quant aux marins nombreux sur les côtes de la Manche et de la mer du Nord, ils ont dû apprendre à dompter les flots et les eaux des mers et océans du globe. De Dunkerque à Boulogne, en passant par Calais et Gravelines, ils ont construit l’histoire de la région et l’histoire familiale à travers leurs récits, leurs vies de dur labeur, mais aussi leurs parlés spécifiques. Parmi toutes ces existences, il est difficile de choisir tant elles sont toutes porteuses de faits et péripéties qui méritent d’être narrés. C’est pourquoi aujourd’hui nous nous arrêterons sur l’une d’entre elles. Celle d’un marin qui né au crépuscule du XIXe siècle va connaître les grandes transformations de son métier et de sa vie, dictées notamment par les conflits et crises de la première moitié du nouveau millénaire. Quittant son port natal de Grand-Fort-Philippe près de Gravelines, il rejoint ensuite le principal port de pêche de la région et de France, Boulogne-sur-Mer, pour faire face aux profondes mutations que connaît la production halieutique en ce début de nouveau siècle.

Mais avant de conter son histoire, il est important de revenir sur celle du lieu qui l’a vu naître, Grand-Fort-Philippe intimement lié à l’histoire de Gravelines.

1. « Une ville » trois ports:

Gravelines, Plan ancien du port de mer, Archives départementales du Nord, https://gravelines.imaginons-ensemble-samen-verbeelden.eu/en/portail/483/mediatheque/6541/gravelines-plan-ancien-du-port-de-mer.html

1588, voici l’une des dates à laquelle Gravelines rentre dans l’histoire par la grande porte des batailles navales. Le 8 août de cette année, l’Invincible Armada ne réussit pas son objectif d’atteindre les côtes anglaises et se retrouve en difficulté face à la marine anglaise. En tant que place stratégique située à la frontière de trois grandes puissances européennes: l’Espagne, la France, et l’Angleterre, Gravelines se voit doter tout au long de son histoire d’importants dispositifs de défense. Composante du Saint-Empire-Romain-Germanique, elle restera « espagnole » jusqu’en 1659 par le Traité des Pyrénées qui fait entrer dans le Royaume de France le Comté d’Artois et une partie de la Flandre espagnole dont Gravelines.

Ainsi, la géographie urbaine de la ville reflète ce rôle crucial. On observe historiquement une ville constituée de « quatre agglomérations » et trois ports visibles sur ce plan général de l’Etat-major français réalisé entre 1820 et 1866. En s’appuyant sur le cadastre napoléonien contemporain de ce plan et réalisé en 1835 puis sur le recensement de population de 1831, on peut obtenir quelques données socio-démographiques sur les habitants des « quatre Gravelines ».

Carte de l’Etat-major (1820-1866): https://www.geoportail.gouv.fr/carte

A. Gravelines « ville »:

Selon le recensement de 1831, Gravelines était peuplée de 4193 âmes. 1495 d’entre elles vivaient au sein des fortifications de la ville, renforcées par Vauban après l’acquisition de la place forte par la France en 1659. Cette « vieille » ville accueillait majoritairement la bourgeoisie et les notables locaux: membres du clergé, militaires mais aussi armateurs situés en haut de la hiérarchie sociale des travailleurs de la mer. On observe ainsi sur le cadastre de 1835, les fonctions militaires majeures de cette ville forte. En plus des remparts, on peut constater deux casernes, quatre pavillons militaires, deux magasins à poudre, un hôpital militaire et trois corps de garde. C’est en son sein qu’on trouve l’église catholique Saint Willibrord, plus ancien édifice de la ville (XIe siècle) et qui atteste de la primauté de la ville fortifiée dans le développement de Gravelines.

De plus, la commune est dotée d’un beffroi qui servait de repère pour les navigateurs avant la construction d’un phare. Gravelines « ville » disposait d’un port duquel partaient les navires destinés à la grande pêche notamment pour l’Islande au cours du XIXe siècle et jusqu’au milieu des années 1930. La crise de 1929 accentue le déclin du port déjà engagé par son embourbement progressif.

B. Les Huttes:

Hameau situé non loin de Gravelines « ville », il est aussi la deuxième composante de Gravelines en terme de population en 1831 avec respectivement 1222 habitants. Toutefois sa composition sociale est mixte. Les habitants sont à la fois des manouvriers et des pêcheurs au fil des saisons. La proximité avec la ville faisait que les habitants de cet hameau profitaient de cette dernière pour effectuer leurs achats auprès des commerçants bien plus nombreux au sein des remparts. La pêche saisonnière effectuée par les habitants des Huttes était surtout celle à la morue qui demandait des longs départs pour l’Islande et débutait le plus souvent en février après la période hivernale. Sur le cadastre de 1835 on observe l’ensemble des maisons constituant les Huttes. Chacune d’entre elles disposent d’un terrain où les familles pouvaient cultiver. Symbole de cette mixité entre monde paysan et celui des marins.

C. Grand-Fort-Philippe:

Grand-Fort-Philippe est l’un des plus anciens hameaux de Gravelines. Il doit son nom au fort construit par Philippe II d’Espagne, pour assurer les défenses côtières de la ville. La construction du hameau est en même temps liée aux travaux du canal de l’Aa réalisés au XVIe siècle et poursuivis sous la monarchie française. Situé à environ 5km de la ville fortifiée, le hameau est majoritairement constitué d’une population de marins-pêcheurs. A la différence des habitants des Huttes, ils s’adonnent majoritairement à la pêche côtière où à la pêche au hareng, spécialité partagée avec le port de Boulogne. Le recensement de 1831 y estime 740 habitants.

Le hameau va gagner peu à peu en autonomie. Une école y est ouverte en 1811, ainsi qu’une église Notre-Dame de Grâce construite en 1860 et dont la première messe a été célébrée en 1862. Cette quête d’autonomie conduira le hameau à obtenir son indépendance en 1884. Ainsi, le premier grand-fort-philippois enregistré à l’état civil se révèle être BOMY André Joseph Jean-Baptiste né le 7 janvier 1884.

D. Petit-Fort-Philippe (Ville des Smogleurs):

Le dernier hameau constitutif de Gravelines voit son développement au début du XIXe siècle grâce à la prolifération du smogglage sous l’Empire français. le smogglage apparait notamment au cours du XVIIIe siècle sur les côtes de la Manche. D’origine néerlandaise, ce terme désigne les activités de contrebande menées par les marins anglais pour ramener sur l’île anglo-saxonne, des produits interdits ou fortement taxés par la monarchie. C’est donc Napoléon Bonaparte qui va utiliser la baie de l’Aa pour y loger les smugleurs anglais et l’utiliser comme moyen de pression contre la couronne britannique.

On assiste donc à la naissance de Petit-Fort-Philippe qui est situé sur la seconde rive de l’Aa, en face de Grand-Fort-Philippe. Le recensement de 1831 y compte 4 habitants supplémentaires par rapport à son « grand frère ». Pour autant, l’hameau se développera considérablement puisqu’en 1906, sa population dépassera celle des Huttes. Ses habitants originairement smugleurs sont ensuite rejoints par les marins-pêcheurs locaux. Petit-fort-Philippe accueillant par ailleurs un autre port dédié à la pêche côtière.

C’est donc dans cet environnement que va avoir lieu notre histoire, qui commence un certain 26 avril 1890.

2. (1890-1914): enfance d’un marin-pêcheur grand-fort-philippois.

GRAND-FORT-PHILIPPE / NMD [1884-1892]5 Mi 082 R 001 462/704

C’est dans la toute jeune commune de Grand-Fort-Philippe que nait en 1890 notre protagoniste. Son nom est Alfred Frédéric PAILLART. Il est le dernier né d’une fratrie de quatre enfants issus du couple constitué par Charles Jean-Baptiste PAILLART (1857-1914) et Céline Stéphanie AGEZ (1857-1916) mariés en 1883 et tous deux originaires du hameau de Grand-Fort-Philippe. La lignée maternelle d’Alfred est bien implantée dans le secteur de Gravelines et Oye-Plage. Du côté paternel, on trouve aussi des origines dans les communes avoisinantes. Toutefois, on soulignera que la famille PAILLART n’est pas originaire ni de la ville, ni du département. En effet, c’est Simon PAILLART (1743-1806) qui émigre à partir de 1780 en Picardie (mariage à Cucq, Pas-de-Calais) avant de s’installer à partir de 1786 à Grand-Fort-Philippe, hameau de Gravelines.

Alfred avait deux sœurs, Céline Stéphanie (1884-) et Marie Julie (1886-); ainsi qu’un frère Jules Charles Jean-Baptiste né en 1885. L’ensemble de la fratrie va suivre les traces de leur famille en travaillant comme marins et pêcheuses. Le métier de marin se transmet de père en fils. Depuis Colbert et sa Grande ordonnance de la marine de 1681, les marins pêcheurs sont au service de l’Etat et dépendent de la marine nationale. Ce statut particulier leur a confié également des droits spécifiques bien avant d’autres professions: contrat de travail, indemnité pour les veuves et orphelins, droit à une demi-solde de retraite. En contrepartie, les marins doivent servir selon les besoins, la marine de guerre.

Pour autant, le métier de marin est rude. Cette profession est soumise à une précarité économique, sociale et à un taux de mortalité prématuré plus élevé que l’ensemble des autres professions. A titre d’exemple, une famille de marins mobilise l’ensemble de ses membres pour faire survivre le ménage. Le père de famille partant en campagne de pêche laisse selon le type de pêche, son foyer seul pendant une semaine à plusieurs mois. Le « salaire » n’étant touché qu’au retour de ce dernier au foyer. La femme doit donc travailler, notamment via des métiers connexes de la pêche comme ramasseuse de vers marins (vérotière), poissonnière, pêcheuse de crevettes, ou dans d’autres secteurs d’activités comme l’agriculture tout en devant nourrir et élever les enfants restés à quai avec elle. Parfois, des activités illégales comme le ramassage d’épaves permettent aux foyers modestes d’obtenir des revenus supplémentaires.

https://www.fortunapost.com/59-nord/63290-59-gravelines-pecheuses-de-crevettes-au-grand-fort-philippe-et-petit-fort-1915.html (1915)

D’autant plus que la mort guette toujours à la porte de chacun. Les décès en mer sont fréquents et il est rare qu’un « loup de mer » achève un nombre suffisant de jours de navigation pour pouvoir toucher la demi-solde de retraite. A cela s’ajoute les risques de maladie et les décès lors des conflits maritimes sur les quatre coins de la planète. Les enfants ne sont pas également épargnés par ces risques puisqu’ils embarquent officiellement à partir de 10 ans sur les bateaux en tant que « mousse ». En réalité, il est courant que des enfants embarquent beaucoup plus jeune vers 7 ans. Les jeunes garçons découvrent alors un monde viril, violent et dangereux bien loin du foyer familial.

Dans notre cas, la vie de jeune mousse d’Alfred n’est pas connue. Sa fiche d’inscription en tant que mousse n’est pas conservée ni à Gravelines, ni aux Archives départementales du Nord. C’est donc à partir de ses 17 ans, en étant inscrit en tant que marin que sa vie est détaillée sur l’ensemble de sa carrière via sa fiche d’inscription maritime. Alfred était un homme un peu plus grand que la moyenne du haut de ses 1m69. Il était châtain et d’un visage assez ovale lui donnant un air rondouillet et reconnaissable à une caractéristique physique: son oreille gauche et particulièrement son hélix, était déformée. Il s’agit probablement d’une malformation de naissance, aucune trace n’ayant été gardée dans la famille d’une quelconque cause accidentelle de cette particularité.

Fiche d’inscription maritime d’Alfred-Frédéric PAILLART transmise par la GAG (Généalogie Association Gravelines)

Alfred sert d’abord sur l’Ange Gardien et l’Andréa Elie, probablement des bateaux armés pour la pêche aux harengs puisque les embarquements et débarquements se font majoritairement entre septembre et février. Malgré le nom protecteur de l’Ange Gardien, les premières sorties en mer d’Alfred s’avèrent éprouvantes. Le 23 septembre 1907, il est évacué malade, le 17 août 1908, blessé et le 6 février 1909 encore malade. Ses deux premières campagnes sont les plus longues: 10 mois (pêche à la morue?). Le reste de sa carrière se constituera de campagnes en moyenne de 2 à 3 mois. En hiver 1909 jusqu’au printemps 1910, Alfred servira sur le lougre Charles Emmanuel et sur le dundée Jeanne. Ces deux bateaux à voile étaient particulièrement utilisés à Gravelines notamment pour la pêche aux harengs en Angleterre et Ecosse mais aussi pour la morue en Islande lors de campagnes plus longues.

Lougre rentrant dans le port de Gravelines https://www.geneanet.org/cartes-postales/view/7677018#0

A partir de mai 1910, Alfred alors âgé de 20 ans doit se mettre à la disposition de l’État. En tant qu’inscrit maritime, il ne sert pas l’armée de terre. C’est à Cherbourg, au 1er dépôt des équipages de la flotte qu’il est d’abord envoyé. A cette occasion, il effectue son portrait officiel en temps que marin auprès du photographe Victor MAS. Alfred pose dans sa tenue de marin, tenant une cigarette dans sa main. On remarque par ailleurs la particularité de son oreille gauche. Son service maritime se déroulera de mai 1910 à mai 1914 au sein du 1er dépôt des équipages (8 mai 1910 au 12 novembre 1910), du 4ème dépôt des équipages (12 novembre 1910 au 29 novembre 1910), puis de nouveau au sein du 1er dépôt pour une période plus longue allant du 29 novembre 1910 au 31 mai 1914. Il servira pendant 3 ans à bord du croiseur Waldeck-Rousseau. Mais l’arrivée de la Première guerre mondiale va faire basculer son destin.

Les grandes manoeuvres navales à Toulon : « Le Waldeck Rousseau » : [photographie de presse] / Agence Meurisse (1911) Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, EI-13 (2467)

3. (1914-1917): dans l’enfer de la guerre:

Alors que la France entre officiellement en guerre en août 1914, dès mai 1914, Alfred est incorporé au sein du régiment des chasseurs africains. Entre juin et août 1914, il a pu rentrer sur Gravelines pour effectuer quelques courtes campagnes de pêche sur le dundée à moteur Henriette. Pendant son retour à Gravelines, son père décède le 6 août, deux jours avant son retour à quai de sa première campagne de pêche à bord de l’Henriette. Après sa seconde campagne, Il est dans un premier temps mobilisé par le 1er dépôt d’août à octobre 1914, avant de rejoindre le 31ème jour du même mois le 94e régiment d’infanterie (RI) qu’il quitte pour le 294e RI le 10 décembre 1914. Il rejoint probablement le front le 15 décembre via l’arrivée des renforts composés de 2 officiers et 231 hommes de troupe. Commence alors l’enfer de la guerre.

J.M.O.26 N 741/7

Dans un premier temps, le régiment cantonne dans l’Artois avant de quitter la région à partir du 17 septembre 1915 pour la Champagne. Le départ se fait en train à partir d’Hesdin, pour rejoindre Aÿ-Champagne. Deux jours plus tard, le régiment se déplace pour atteindre Juvigny, et stationner au lieu-dit l’Ermitage. Entre septembre et décembre 1915, le 294e RI se déplace lentement en direction de Souain et s’engage définitivement dans l’offensive de Champagne. Entre temps, le régiment cantonne du 26 au 31 octobre à Sarry, au sud de Châlons-en-Champagne, à la suite de l’offensive du 6 octobre particulièrement meurtrière. 30 km séparent Juvigny de Souain, mais il faudra attendre plus de deux mois, pour que le régiment se stabilise dans les tranchées de Souain, à la fin de novembre 1915, début décembre 1915.

les tranchées de Souain seront pour Alfred ses derniers moments au sein de l’armée de terre active. Tenues par le 294e RI, elles sont soumises aux bombardements et artilleries ennemies fréquemment. Le journal de bord mentionne par ailleurs que le 28 février, « [l’] artillerie ennemie [est] très active à l’est et à l’ouest du secteur ». Deux jours plus tard, on mentionne une perte, un homme blessé. Il s’agit d’Alfred, évacué blessé par « Chute dans un trou provoqué par déflagration d’obus près de Verdun, ayant occasionné des contusions multiples ». Selon les dires familiaux, Alfred aurait passé au moins une nuit dans ce trou, l’obligeant à survivre en buvant l’eau souillée retenue au fond de ce cratère. D’autant plus que sa fiche de matricule le signale aux armées du 10 décembre 1914 au 28 février 1916, puis du 1er février 1916 au 30 août 1916.

Tranchée à Souain [Marne] [soldats avec un crapouillot] : [photographie de presse] / [Agence Rol], Bibliothèque nationale de France, [Rol, 44935]

Après ce drame, Alfred rentre au dépôt du 94e RI, fin juin 1916. A la fin de juillet 1916, on l’affecte au 48e RI avant d’être classé en septembre, service auxiliaire par la commission de réforme de Cherbourg. Ce classement lui permet de rentrer auprès de sa famille et d’épouser le 7 novembre 1916, Berthe Julia BOUCHART (1893-1970), originaire de Gravelines, avec qui il s’installe dans la même ville.

Alfred terminera sa campagne de guerre au sein de la marine en restant au 1er dépôt de janvier à fin mai 1917, avant de reprendre ensuite la pêche puisqu’il est mis en sursis illimité pour la petite pêche par l’armée. Ces blessures de guerre ont peut-être été « salvatrice » en évitant à Alfred de poursuivre les combats au sein du 294e RI qui a participé ensuite aux batailles de Verdun et de la Somme, les plus meurtrières sur le front français.

Cette période aux armées est aussi marquée par deux drames personnels. D’abord la disparition en octobre 1915 de son oncle Auguste Honoré PAILLART (1863-1915), qui meurt à 400m de la passe d’entrée du port de Dunkerque, lorsque le lougre Charles heurte une mine. Ensuite, le décès le 7 octobre 1916 de sa mère, Céline Stéphanie AGEZ, alors âgée de 58 ans. La fin de la guerre se termine cependant par un heureux événement, la naissance de son premier enfant, sa fille et mon arrière-grand-mère Marie Céline Alfréda PAILLART (1918-1997). La petite famille va ensuite vivre ses dernières années dans le département du Nord.

4. (1918-1922): les adieux au Fort-Philippe:

La guerre se termine. Pour Alfred cela signifie continuer ses activités en temps que marin, même si le conflit n’a pas épargné les ports du Nord, minés par l’ennemi pendant les hostilités. Les campagnes de pêche d’Alfred sont courtes: en général un mois, témoignant de sa spécialisation dans la petite pêche côtière à bord de dundées. A la fin de l’année 1918, Alfred effectue ses deux premières campagnes de pêche à Boulogne-sur-Mer, signe d’un changement dans la pratique professionnelle. En effet, l’embourbement progressif du port de Gravelines-ville empêche le maintien d’une activité maritime forte. En outre, la pêche côtière ne suffit pas pour pouvoir nourrir les ménages gravelinois et grand-fort-philippois. Ainsi, de nombreux marins-pêcheurs décident de tenter l’aventure à Boulogne ou Dunkerque, les deux grands poumons portuaires de la région (avec Calais).

Pour autant, la famille PAILLART ne suit pas le mouvement directement. Entre 1920 et 1922, sur treize campagnes de pêche, une a pour lieu d’embarquement Fécamp, deux Gravelines, cinq Boulogne et cinq autres Dunkerque, synonyme d’une instabilité et incertitude dans le maintien de l’activité halieutique sur Gravelines. Entre mars 1921 et juillet 1922, Alfred tentera par ailleurs l’aventure d’être patron d’embarcations. On peut facilement les énumérer: Blanche [mars 1921-septembre 1921] (nom qu’il donnera par ailleurs à l’une de ses filles née en 1927!), Nitouche [septembre 1921], la Liane [janvier-juin 1922], Jeanne d’Arc [juin-juillet 1922].

Quai Gambetta -bateaux de pêche (1916): https://www.geneanet.org/cartes-postales/view/19406#0

En juin 1922, Alfred décide d’établir définitivement son activité professionnelle à Boulogne. Ce changement professionnel s’accompagne aussi par une redéfinition du type de pêche. On observe ainsi une augmentation de la durée des campagnes de pêche. Passant en moyenne d’environ deux mois entre le 28 mai 1917 jusqu’au 5 juin 1922, à quatre mois et demi du 8 août 1922 au 31 janvier 1931! Cet allongement peut s’expliquer par la spécialité du port de Boulogne, la pêche aux harengs qui nécessite un temps d’embarcation plus long que la simple petite pêche.

Pour autant, la famille PAILLART ne quitte pas tout de suite Gravelines. En effet, entre 1919 et 1922, trois de leurs enfants naîtront dans la ville fortifiée de Vauban:

  • Alfred Louis Jules PAILLART, le 17 mai 1919, qui décédera malheureusement en juillet de la même année.
  • Jules Jean-Baptiste PAILLART (1920-1952), victime du Pas-de-Calais II.
  • Roger Alfred Louis PAILLART (1922-2003), dernier des gravelinois de la famille.

Étonnamment, Alfred et Berthe seront les seuls de leurs familles à se lancer dans l’aventure boulonnaise. Les autres membres des familles choisiront soit la Normandie, soit les alentours de Dunkerque ou de Calais, ou d’autres poumons industriels du département du Nord de la France. Aujourd’hui, Grand-Fort-Philippe et Gravelines ne sont que des lointains souvenirs familiaux, témoins d’une époque révolue, mais aussi des évolutions et migrations intrarégionales.

L’histoire d’Alfred semble donc unique, mais elle rejoint les récits de toutes ces femmes et de tous ces hommes des confins de la France qui un jour où l’autre se sont retrouvés à leur échelle, dans les grandes lignes de l’histoire. De celles et ceux qui par des actions peut-être anodines, nous ont façonné tel que nous sommes aujourd’hui. Nous héritons in et consciemment de ces récits, de ces vies à qui nous devons notre existence. Ne les oublions pas! Et il n’y a pas plus grande reconnaissance que la mémoire et la transmission.

J.D

Sources bibliographiques:

  • Pour les médias:
  • Archives du Nord:
    • Etat civil des villes de Grand-Fort-Philippe et Gravelines
    • Plans cadastraux des villes de Grand-Fort-Philippe et Gravelines
    • Recensements de Grand-Fort-Philippe et Gravelines
  • GAG (Généalogie Association Gravelines)
  • Gallica (Bibliothèque Nationale de France)
  • Geneanet (cartes postales en ligne)
  • Dejonghe Étienne, Thuillier Jean-Paul. Vivre à Gravelines : espaces, pouvoirs, société. 1880-1980.. In: Revue du Nord, tome 64, n°253, Avril-juin 1982. Sociabilité et mémoire collective. pp. 465-578.
  • Duic Christian. Retrouver un ancêtre marin. Archives & Culture.
  • Gallois Philippe & Guennoc François. Wissant et la Mer.
  • Gobert-Sergent Yann. Histoire du smogglage en Manche de Louis XIV à Napoléon Ier, http://smogglage.com/
  • Lottin Alain. Histoire de Boulogne-sur-Mer – Ville d’art et d’histoire. 2014


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