Introduction:
Il y a quelques mois, afin d’avancer dans mes recherches généalogiques de ma branche ukrainienne, j’ai écrit sur un groupe d’entraide sur Facebook afin de connaître les sources d’archives existantes qui pourraient m’aider à retrouver le parcours chaotique de ma famille pendant la Seconde Guerre mondiale. Comme à mon habitude, j’ai mentionné les informations nécessaires pour identifier les membres de ma famille et faciliter la recherche.
Ma publication reprenait donc les informations extraites des documents d’archives trouvés jusqu’à présent, ainsi que celles issues de la mémoire familiale. J’ai ainsi écrit que mon arrière-grand-père se nommait Ioan ROMANIUC, né probablement à Vyzhnytsya en 1905 (duché de Bucovine, empire austro-hongrois), marié avec Ivenuța DATCU, avec laquelle il a eu un enfant avant de s’installer définitivement en Roumanie après la guerre.
A ma grande surprise, j’ai obtenu des réponses, mais aucunes en lien avec l’objet de ma demande (à savoir les archives de la guerre). La plupart des internautes ont préféré m’interpellé sur le prénom de mon arrière-grand-père. Selon eux, puisque son nom est ukrainien, son prénom ne pouvait être Ioan, une variante roumaine, mais Ivan, la variante ukrainienne.
Face à ces propos, j’ai décidé d’y répondre en indiquant que mon aïeul n’a jamais été connu dans la famille comme Ivan, bien que l’on savait qu’il était d’origine slave (russe selon mes proches, un terme sur lequel je reviendrai plus tard). De plus, aucun documents officiels ne le mentionnent comme Ivan ROMANIUC, preuves à l’appui ci-dessous:
Tout d’abord, son acte de baptême (dont on ne peut pas avec certitude authentifier qu’il s’agisse du sien) mentionne le baptême d’un Іоань, soit en lettres latines, le baptême d’un Ioan’.

Ensuite, le recensement agricole roumain de 1948, mentionne la présence d’un Ioan REOMANIUC, âgé de 43 ans, charpentier, vivant dans la commune de Pârscov.

A ces deux sources, s’ajoute un article publié dans la revue de science et culture du village de Pârscov du 8 décembre 2014 [Întrezăriri, p.7], qui mentionne le couple formé par Ivenița DATCU et Ivan (Ion) ROMANUC comme travaillant sur la propriété de Liviu BASILESCU.

Bien qu’ayant demandé au rédacteur en chef des informations complémentaires sur l’origine de cette information, je n’ai pu obtenir de réponses satisfaisantes, hormis de prendre en contact avec (ma) la famille des ci nommés . La mention du prénom Ivan dans cette article reste de ce fait, sujette à caution et nous ramène à notre point de départ: le prénom de mon arrière-grand-père était bien Ioan, contre « l’avis » des « spécialistes » du net.
Ce problème étant résolu, une question continuait de me tarauder. Pourquoi diable s’acharner à vouloir renommer le père de mon grand-père Ivan? Pourquoi adresser des critiques si véhémentes contre mon refus de « l’Ivaniser » ? Critiques allant de l’accusation de manquement de respect envers le peuple ukrainien, aux tentatives de roumaniser des individus, en passant par la méconnaissance historique, et même l’accusation d’inculture.
Pourquoi même l’apport de faits, comme les prénoms des baptisés entre 1841 et 1900 sur la paroisse orthodoxe de Vyzhnytsya, ville majoritairement ukrainienne, n’ont rien changé à leur opinion? Pourquoi l’identité d’une personne peut être autant sujette à conflits, alors même qu’il est originaire d’une région, d’un empire, où des populations de religions, cultures, ethnies diverses cohabitaient ensemble.
Cette situation m’a amené à m’interroger sur un concept qui me semble capital dans nos parcours de vie, mais aussi au sein de nos sociétés modernes et passées: l’identité, et de comprendre comment elle se construit. L’identité, c’est ce qui nous constitue. Tirant son origine du latin idem, signifiant le même, l’identité s’impose pour définir ce qui est identique. Soit entre deux choses, êtres, permettant ainsi de s’identifier à autrui, et de le reconnaître comme un sien. Soit au sein d’un même être, constituant ainsi un ensemble cohérent permettant de se définir comme moi.
En sciences sociales, l’identité est un concept clé diffusé par les études de psychologie et de sociologie [Baudry and Juchs, 2007, p.158]. On lui accepte plusieurs définitions, reprises par Robinson Baudry et Jean-Philippe Juchs, comme suit [idem, p.158-159]:
- L’approche de l’anthropologie française classique: l’identité est entendue comme un système de pensée qui peut évoluer dans le temps et l’espace, en fonction des événements vécus par l’individu.
- L’approche de l’anthropologie structurale: l’identité est intrinsèquement liée à l’ethnicité et serait donc figée et définie dès la naissance.
- L’approche sociologique interactionniste: l’identité se construit en perpétuelle continuité par les relations que nous entretenons avec autrui, et la société. Se distinguent alors deux formes d’identité:
- l’identité pour soi, c’est-à-dire comment nous nous définissons par l’ensemble des relations que nous avons vécu.
- L’identité pour autrui, c’est-à-dire comment nous nous définissons auprès des autres individus, en fonction d’un contexte, d’une relation social donnée.
Cet inventaire nous éclaire donc pour comprendre comment un individu peut définir son identité. Il analyse cependant ce concept en partant seulement de ce dernier, comme seule source de son auto identification. Or, comme nous l’avons vu à travers l’implication ardente d’individus soucieux de définir l’identité de mon arrière-grand-père, elle peut-être aussi défini par autrui. Autrui entendu alors soit comme un autre individu, soit comme une entité. L’identité sert ainsi de marqueur de contrôle, d’indicateur de position sociale, de repère, d’acceptation ou de rejet d’un individu au sein d’un groupe, d’une organisation, d’une société. Les identités ainsi construites sont nombreuses, et sont inscrites sur des preuves matérielles.
Elles s’adaptent en fonction des contextes, des périodes, et selon les intérêts des organisations qui les définissent. Par exemple, un individu n’aura pas forcément la même identité auprès d’autorités civiles ou religieuses, en témoignent les noms d’usage différents. Ce même individu peut avoir une identité plus simplifiée ou complexe selon les pays. Là où en France l’identité nationale se définie entre ceux appartenant à la nation française (les citoyens français) et ceux non membres (les citoyens étrangers), certains pays, notamment en Europe orientale reconnaissent plusieurs identités nationales au sein d’un même Etat. On peut ainsi être citoyen roumain, d’identité nationale roumaine, ukrainienne, juive, hongroise etc… Exemples à l’appui:
- Recensement de 1886 dans la commune de Bernieulles (département du Pas-de-Calais), où l’on identifie les individus par leur âge, nationalité/citoyenneté, métier, position au sein du foyer.

M 4182 Bernieulles : 1886. LISTE NOMINATIVE p.2-9, archives départementales du Pas-de-Calais
- Exemple d’un extrait d’acte de décès du 12 novembre 1918 de la comme de Tîrcov (département de Buzău, Roumanie), où le défunt est identifié par son âge, ses parents, son sexe, sa nationalité, et sa citoyenneté.

Après avoir donc posé les bases de la polysémie du terme identité, et des processus qui permettent sa réalisation, j’ai voulu donc interroger l’identité de mon arrière-grand-père. Était il Ukrainien? Russe? Roumain? Austro-Hongrois? Autre chose? Comment était il perçu par les autorités des Etats dans lesquels il a vécu? Comment était il identifié par autrui? Bien sûr, les réponses à cette question ne sont pas évidentes. D’une part car le principal intéressé est dans l’incapacité de fournir une réponse. D’autre part car la démarche entreprise pour y répondre, ne peut apporter que des réponses partielles, lacunaires, du fait de la distance temporelle, de l’absence de la totalité d’information, et de nos jugements contemporains. Je vais donc essayer de dépasser tous ces biais d’analyse, pour comprendre au mieux ce que pouvait être l’identité d’un habitant de Vyzhnytsya au début du 20e siècle.
A. Wiznitz, contexte spatio-temporel: aux confins de l’empire des Habsbourg:
Wiznitz, Vijnița, Вижниця (transcrit Vyzhnytsya), autant de noms pour désigner une même bourgade d’environ 4000 habitants, située à la frontière ouest de la région de Bucovine, dans l’Oblast de Tchernivtsi en Ukraine. Elle est voisine de Kouty, ville de Galicie historique, tristement célèbre pour le massacre de sa population juive par les occupants nazis. Géographiquement, la ville est arrosée par la rivière Tcheremosh. Elle est délimitée au nord par le village de Chornohuzy, à l’Est par celui de Bahna, au sud par le parc national de Vyzhnytsya, dans lequel se trouve le village de Vyzhenka. C’est donc un environnement très rural qui entoure Vyzhnytsya, avec une altitude comprise entre 400 et 600 mètres.


Il n’existe pas de certitudes sur la première mention de la ville. Certains auteurs situent sa première mention au 11e siècle. D’autres, au 16e siècle. C’est cependant à partir du 18e siècle que la localité est davantage mentionnée en tant que composante de la principauté de Moldavie. On la retrouve citée en 1768 dans une reconnaissance des droits de propriété faites par le Voïvode de Moldavie Grégoire Kallimachis, pour des boyards sur les domaines de Vyzhnytsya, Putyla, et Milie [Archives de l’oblast de Tchernivtsi, fonds n°1023, unité 72]. Le recensement russe de 1774, mentionne le village et la place de Vyzhnytsya comme constituée de 153 maisons, 7 religieux (3 popes et 4 dascal), 9 veuves, 137 « rèmyn » soumis au bir (impôt seigneurial): les birnici, 71 juifs également soumis au bir.

Le terme de рэмын/rèmyn ne doit pas être compris au sens actuel de român, d’une personne parlant le roumain, d’ethnie roumaine. Il doit être plutôt rapproché du terme rumân (ayant la même étymologie), désignant les paysans dépendants de seigneurs et payant l’impôt (le bir). Ce recensement constitue la première information, bien que partielle sur l’identité des habitants de Vyzhnytsya. Ils y sont identifiés selon leur statut social, dans une société médiévale moldave distinguant les individus en fonction de leur appartenance ou non à l’aristocratie (la boyardise), au clergé orthodoxe, ou à la paysannerie asservie. Seul les juifs sont identifiés selon leur appartenance religieuse, illustrant leur mise à l’écart de la société médiévale moldave, tout en reconnaissant l’importance de leur contribution fiscale. Il faut en réalité attendre l’arrivée de l’administration autrichienne, pour commencer à voir apparaître les premières données plus complètes sur l’identité des habitants de la ville.
Le rattachement en 1775 de la partie septentrionale de la principauté de Moldavie à l’empire autrichien se fait en compensation du statut neutre adopté par l’Autriche, durant la guerre russo-turque de 1768-1774. L’annexion de ce territoire est contestée avec véhémence par le hospodar de Moldavie, Grigorie Ghika, ce qui lui voudra d’être exécuté par le Sultan [Bérenger, 2021, p.177]. L’empire décide de dénommer cette nouvelle province Bukowina, en référence aux importantes forêts qui couvrent son territoire. De 1775 à 1786, la Bukowina est administrée militairement. En 1786, elle rejoint le Royaume de Galicie. Les révolutions des peuples de 1848 lui confère le statut de Kronland, et elle devient en 1849, un duché avec pour capitale Czernowitz (Tchernivtsi, Cernăuți) [Scharr, 2009, p.7-9].

Bukowina [B IX a 424] – First Military Survey (1763-1787), Österreichisches Staatsarchiv (disponible sur arcanum.com)
Le rattachement du nord de la Moldavie à l’empire autrichien s’accompagne d’un processus de colonisation et d’adoption des normes juridiques autrichiennes, avec toutefois une place accordée au droit coutumier hongrois [Gogeanu, 1995]. Ce processus de colonisation concerne à la fois les populations germanophones s’installant dans cette nouvelle province acquise; les populations ruthènes (que l’on qualifierait aujourd’hui d’Ukrainiens); mais aussi les populations polonaises, roumaines et juives. Ces mouvements de population vont provoquer un changement profond dans la composition ethnique de la Bukowina. Selon le Baron von Enzenberg, général et gouverneur de Bukowina en 1778, la population de la région serait estimée à environ 100 000 habitants, dont 200 Arméniens propriétaires, 800 juifs, et 21 000 familles d’agricultures, « gitans » compris [Welisch, 1986, p.83]. Le recensement de 1900 est révélateur de ces mutations: le duché compte 730 195 habitants.
La répartition de la population selon les confessions étant la suivante:
| Population totale | Catholiques | Gréco-orientaux1 | Israélites | Autres: |
| 730 195 habitants | 110 483 | 500 262 | 96 150 | 23 300 |
BUKOWINA, BEARBEITET AUF GRUND DER ERGEBNISSE
DER VOLKSZÄHLUNG VOM 31. DEZEMBER 1900 (Wien, 1907), p.100
La répartition de la population selon les ethnies étant la suivante:
| Population totale | Allemands | Ruthènes | Roumains | Autres: |
| 730 195 habitants | 159 486 | 297 798 | 229 018 | 37 202 |
BUKOWINA, BEARBEITET AUF GRUND DER ERGEBNISSE
DER VOLKSZÄHLUNG VOM 31. DEZEMBER 1900 (Wien, 1907), p.100
De ces résultats peuvent être tirées les conclusions suivantes. La population bucovinienne a bien connu des transformations dans sa structure au cours du 19e siècle, notamment avec l’accroissement de la population germanique, tout en restant un duché majoritairement de confession orthodoxe. De plus, aucune ethnies ne semblent « dominée » une autre, puisque les Allemands, Ruthènes, et Roumains constituaient respectivement 21,9%, 40,7% et 31,4% de la population du duché. Populations par ailleurs inégalement réparties entre le nord et le sud de la province, et entre les villes où ce multiculturalisme se ressent davantage. Cette situation multiculturelle est illustrée par cette carte fascinante montrant l’évolution de la structure ethnique de la province de 1775 à 1930. Les données de 1775 sont sujettes cependant à caution.


Ce multiculturalisme est cependant relatif. Bien que minoritaires, les Allemands détiennent le pouvoir politique, économique, et juridique au sein du duché. Cependant, un compromis bucovinien garantissait la pratique de l’allemand, du roumain, et de l’ukrainien au sein de l’enseignement et des institutions religieuses [Beaumont, p.67]. Mais les populations gréco orientaux/orthodoxes, ont des droits politiques limités par rapport aux autres confessions, et sont répartis entre le sud (majoritairement roumanophone) et le nord (majoritairement ukrainophone) du duché. Dans le cas de Wiznitz, la fracture ethnique entre Ruthènes au nord et Roumains au sud se confirme. La ville se situe dans une région majoritairement ruthène, avec de populations juives (qui constituent la majorité des habitants de Wiznitz), et des populations polonaises. La ville connaît un développement important au cours du 19e siècle, principalement lié à l’exploitation forestière. Elle passe ainsi de 3350 habitants en 1869, à 4490 en 1900. Les évolutions de sa structure ethno-confessionnelle sont les suivantes:
Recensement de 1880:
| Population totale | Allemands | Ruthènes | Autres |
| 4 165 | 3 805 | 205 | 139 |
| Population totale | Catholiques | Gréco-orientaux | Israélites |
| 4 165 | 250 | 115 | 3 795 |
Recensement de 1890:
| Population totale | Allemands | Ruthènes | Autres |
| 4 730 | 4 286 | 254 | 178 (dont 175 Polonais et 3 Roumains) |
| Population totale | Catholiques | Gréco-orientaux | Israélites |
| 4 730 | 307 | 169 | 4 257 |
Recensement de 1900:
| Population totale | Allemands | Ruthènes | Autres |
| 4 490 | 4 072 | 199 | 192 |
| Population totale | Catholiques | Gréco-orientaux | Israélites |
| 4 490 | 332 | 147 | 3 997 |
Wiznitz est donc une ville majoritairement allemande, à la fois par sa population constituée de juifs ashkénazes et de colons allemands, et aussi une ville où la population « native » est constituée de ruthènes, gréco-orientaux (orthodoxes) et catholiques. L’appartenance de Wiznitz à la « sphère ruthène » se confirme en s’intéressant aux localités avoisinantes. On compte ainsi à Vyzhenka, 59% de la population ruthène (1081 habitants sur 1868 habitants); à Bahna, 96% (1014 habitants sur 1059 habitants); à Czornohuzy, 81,5% (1286 habitants sur 1578 habitants); à Ispas, 91% (4079 habitants sur 4491 habitants).
L’empire autrichien identifiait donc ses habitants selon leur ethnie et leur religion. Ainsi, en croisant les données statistiques de l’empire, et avec les recherches faites sur Ioan ROMANIUK, on peut donc déduire qu’il appartenait à la « catégorie » des Ruthènes gréco orientaux. Toutefois, le terme de ruthène pose problème pour définir une identité, et comme catégorie d’auto identification. Il regroupe en réalité, des identités complexes et diverses qui fusionneront par la suite, sous une terminologie, celle d’Ukrainien.
B. Les Ruthènes de Vyzhnytsya: quelles réalités?
L’administration autrichienne identifiait les locuteurs de la langue ukrainienne sous le nom de Ruthènes. L’administration roumaine, lors du recensement général de 1930 du royaume de la Grande Roumanie, les identifie sous les appellations d’Ukrainiens et d’Hutsules (Huțuli). Aujourd’hui, la majorité des habitants ukrainophones de Bucovine sont désignés sous le nom d’Ukrainien. Cette floraison terminologique cache une réalité complexe, regroupant des groupes ethniques proches, mais dont l’identité est parfois différente de celle qu’on cherche à leur imposer.
Le terme « Ruthène » désigne les populations de langue ukrainienne habitant l’Ukraine subcarpathique. Il se distingue par leur langue le rusyn, parfois appelé aussi ruthène qui a une forte proximité avec la langue ukrainienne. Les Ruthènes ne se définissent pas eux-mêmes en tant que tel, mais préfère employer le terme « Русины » (Rusiny). Ils sont majoritairement présents en Ukraine, Pologne, Slovaquie, République tchèque et Hongrie. Les Ruthènes ont toujours eu conscience de leur identité slave, comme le démontre le terme employé dans leur auto identification. Cependant, leur sentiment d’appartenance à des ensembles identitaires plus larges, oscille selon les régions, sensibilités individuelles, et contexte politique. Tantôt les Ruthènes se considèrent comme membre des Slaves orientaux des pays dans lesquels ils vivent, tantôt ils sont animés d’un sentiment nationaliste ukrainien, ou bien panslaviste russe [Beaumont, p.67].
Le cas ruthène/rusyn est d’autant plus complexe, que l’on distingue des sous-groupes différents, en fonction des zones d’habitat et des pays dans lesquels habitent les populations locutrices du rusyn. Les Boykos: peuple montagnard entre la Pologne, la Slovaquie, et l’Ukraine. Les Lemkos, peuplant aussi les Carpates sur une zone s’étendant sur les mêmes pays. Les Hutsuls, entre l’Ukraine et la Roumanie, peuple montagnard et des forêts, qui ont notamment peuplé les alentours et la ville de Vyzhnytsya. C’est donc à ce dernier sous-groupe ethnique qu’appartenait mon arrière-grand-père.

Encyclopædia Britannica, Inc.
https://www.britannica.com/topic/Rusyn-people#/media/1/514207/202358
Le nom Hutsul pour désigner les Ruthènes d’Ukraine et de Roumanie peuplant le Hutsulshchyna (pays des Hutsuls) fait son apparition en 1754 [Figlus, 2007, p.154]. Il est difficile de remonter leur histoire du fait d’une culture d’abord orale parmi les membres de cette communauté [Mondryk, 2017, p.39-61]. De plus, les quelques récits et travaux antérieurs au 20e siècle sur cette population, sont teintés de réécriture de l’histoire de la Bucovine, pour justifier son incorporation au sein de la nation roumaine ou ukrainienne. Du côté de l’historiographie roumaine, on voit en effet se développer une théorie de la ruthénisation de la Bucovine du nord. L’idée est simple, c’est sous l’administration autrichienne que de nombreux immigrés de Galicie voisine sont venus s’installer en Bucovine, afin d’obtenir des conditions socio-économiques plus favorables [Nistor, 1916, p.12-15]. Ion I. Nistor, historien bucovinien roumain, explique selon lui que de nombreux paysans de Galicie se sont installés en Bucovine là où la corvée n’excédaient pas 12 jours par an, contre 150 jours en Galicie [Ibidem].
A cette théorie de l’immigration ruthène en Bucovine, s’ajoute celle de la ruthénisation des Valaques, Roumains natifs. Cette théorie est défendue à la fois par l’historien roumain Nicolae Iorga, qui souligne lors de son voyage que « les Ruthènes parlent comme les Russes », avec des coutumes proches des Roumains [Iorga, 1905, p.187], mais aussi par le poète national roumain Mihai Eminescu qui affirmait que, puisque les Hutsuls peuvent comprendre le Roumain mais ne peuvent y répondre, alors ils sont des « Daces slavisés » [Historia]. CQFD dirons nous. Pourtant, affirmer que comprendre une langue suffit pour établir nos origines ethniques semble être un argument faible en autorité. D’autant plus que la langue des Hutsuls dispose d’un substrat « roumain » très faible, preuves à l’appui:
Quelques mots de la langue des Hutsuls et leurs équivalences en roumain et ukrainien:
| Hutsul | Ukrainien | Roumain | Français |
| щєстє | щастя | fericire | bohneur |
| шпиталь | лікарня | spital | hôpital |
| шнайдер | кравець | croitor | couturier |
| волохи | румуни | români | Roumains |
| яєшниця | яєчня | omletă | omelette |
Là où l’historiographie roumaine cherche à légitimer la « re-roumanisation » après 1918 des Ruthènes, l’historiographie ukrainienne souhaite légitimer leur appartenance à la nation ukrainienne et à son combat pour l’indépendance. Pourtant, l’acceptation de l’appartenance des Ruthènes à la nation ukrainienne n’a pas été en soit, un acquis d’office. Il faut attendre en réalité la fin du 19e siècle pour que les Ruthènes bucoviniens se mobilisent avec ceux de Galicie et affirment leur identité ukrainienne [Figlus, 2009, p.147]. De plus, le rattachement de la Bucovine au Royaume de Roumanie en 1918, a favorisé les Roumains au détriment des Ruthènes. Ces derniers ont donc vu dans une Ukraine indépendante, la possibilité d’acquérir de nouveau, les droits dont ils étaient privé et de se maintenir au sein du royaume des Habsbourg [Beaumont, p.65], qui avait su donner au duché une grande autonomie. C’est finalement sous l’URSS que le rapprochement entre les Hutsuls et le reste des ukrainophones va être fait. L’industrialisation, la modernisation mais aussi la répression des minorités religieuses sous le régime soviétique, vont être les moteurs de la convergence de l’identité hutsuls/rusyns avec l’identité ukrainienne et soviétique [Figlus, 2009, p.151]. Reste à caractériser les spécificités de l’identité hutsul.

B. Caractéristiques de l’identité hutsule:
- les gréco orientaux désignent les chrétiens de confession orthodoxe ↩︎
Les Hutsuls sont souvent décris comme le peuple des forêts. Ils vivent en effet des zones situées entre 500 à 1000 d’altitudes et la moitié de leur pays est recouverte de forêts [Figlus, 2009, p.146]. Les productions de la forêt occupent une place importante dans leur vie. Aussi bien pour se nourrir (champignons, baies, plantes), que pour leur habitation construite en bois [Mattalia, 2022, p.398-399]. Les Hutsuls sont donc des artisans du bois, connaissant tous les ressorts de ce matériau noble. Cette utilisation du bois se retrouve d’abord dans les Grazhdas (Гражда), maisons traditionnelles des Hutsuls, protégées par un enclos en bois de forme rectangulaire. Les grazdhas sont une forme de sédentarisation des Hutsuls, mais cherchent avant tout à leur offrir une protection de part leur aspect de forteresse. Elles sont également composées d’un jardin, et de pâtures [Mondryk, 2017, p.39-61]. On retrouve aussi le bois au sein des églises de la région, construites elles aussi avec cet élément.




Les Hutsuls se distinguent aussi par leurs habits traditionnels très colorés, la chemise Vyshyvanka (Вишиванка), dont les motifs sont très similaires avec ceux portés sur les Ii roumaines (blouse traditionnelles) de Bucovine. Ces chemises sont à la fois des talismans, symboles de bonheur, amour, protection, mais aussi des passeurs de mémoire et d’identité, puisqu’elles représentent à elles seules, des savoir-faire ancestraux transmis de génération en génération, et faisant partis de l’identité des peuples. [Mondryk, 2017, p.39-61]. Les vêtements des Hutsuls comptent aussi le kresanya (Кресаня), chapeau de feutre décoré avec des plantes, des pompons et plumes colorées, le sardak (Сардак), grand vêtement porté pour les jours de fêtes, ou encore le tcheres (Черес), ceinture de cuir, accompagné de plaques de métal et richement décorée sur laquelle l’on pouvait transporter des outils.




C’est donc l’entrée dans l’ère moderne qui aura eu raison de l’identité des Hutsuls. D’abord l’Union soviétique les exploite à des fins d’indigénisation des peuples de l’URSS, avant de réprimer sévèrement l’Eglise gréco orthodoxe, dont une partie des Hutsuls étaient membres. La fin du 20e siècle, et la transition de l’Ukraine et de la Roumanie vers des économies capitalistes, marquent les dernières étapes dans la disparition de leur identité. La forêt, écosystème auquel les Hutsuls sont liés se retrouve profondément affectée. D’une part le changement climatique les oblige à modifier leur comportement. La forêt ne peut plus être une source pérenne d’approvisionnement en nourriture tout au long de l’année. D’autre part, les nouveaux modes de gestion de l’exploitation forestière impactent la vie des Hutsuls qui se retrouvent dépossédés de leur habitat naturel, devant par exemple, obtenir des autorisations pour exploiter le bois de la forêt, ou la cueillette des champignons et fruits forestiers [Mattalia, 2022, p.393-410]. Or, les Hutsuls ont toujours entretenu un rapport équilibré avec la forêt, en étant conscient que les ressources qu’elle offre sont limitées.
D. Conclusions:
Ce long périple en quête de l’identité de mon arrière-grand-père a permis de rendre compte de la complexité de la question identitaire. Il est donc clair à présent que Ioan Romaniuc était un Rusyn, d’où la qualification par la famille de Russe/Rus. Plus précisément, avec les catégories ethnologiques actuelles, nous pourrions le rattacher aux Hutsuls, lui-même étant originaire de Vyzhnytsya et charpentier de métier. Avait-il conscience de son appartenance à ce groupe spécifique? Impossible d’y répondre. Il est cependant plus sûr d’affirmer qu’il n’était pas Roumain, puisque sa propre famille le considérait comme étranger à cette identité. Cependant, les Hutsuls ont bien vécu dans une région où les influences ethniques, religieuses, linguistiques s’entrecroisaient. Il est donc tout à fait normal qu’il a pu être baptisé avec un prénom roumain, tout en ayant un nom de famille ukrainien/rusyn. Tenter de l’ukrainiser entièrement relève donc d’un anachronisme, qui ne prend pas en compte les réalités historiques, sociologiques, et ethniques de cette région. Même si aujourd’hui, on peut admettre que les Hutsuls font partie de la nation ukrainienne.
J D 24/02/2025
Bibliographie:
Documents d’archives:
- Archives de l’oblast de Tchernivtsi, fonds n°1023, unité 72
- Bukowina [B IX a 424] – First Military Survey (1763-1787), Österreichisches Staatsarchiv
- Etat civil, acte de décès pour l’année 1918 de la commune de Tîrcov. Archives départementales de Buzău
- GEMEINDELEXIKON DER BUKOWINA, BEARBEITET AUF GRUND DER ERGEBNISSE DER VOLKSZÄHLUNG VOM 31. DEZEMBER 1900 (Wien, 1907).
- Kirstiuk, I. carte ethnographique de la Bucovine, (Paris, 1954).
- M 4182 Bernieulles : 1886. LISTE NOMINATIVE p.2-9, archives départementales du Pas-de-Calais
- ORTS- REPERTORIUM des Herzogthums Bukowina. Auf Grundlage der Volkszählung vom 31. Dezember 1869 bearbeitet. Czernowitz, 1872
- ORTS-REPERTORIUM der Oesterreichischen Reichsrathe vertretenen Königreiche und Länder, XIII Bukowina. Wien 1885.
- ORTS-REPERTORIUM der Oesterreichischen Reichsrathe vertretenen Königreiche und Länder, XIII Bukowina. Wien 1894.
- Recensement agricole de la population de janvier 1948, de la commune de Pârscov, Archives Nationales Roumaines.
- Registres de baptême de Vyzhnytsya, Archives de l’Oblast de Tchernivtsi.
Ouvrages et articles scientifiques:
- Baudry, R. et Juchs, J.(2007) . Définir l’identité. Hypothèses, 10(1), 155-167. https://doi.org/10.3917/hyp.061.0155.
- Beaumont, F. (2008) « Roumains et Ruthènes de Bucovine. Réflexions sur la formation du mythe de la ruthénisation », Slavica Occitania [En ligne], 27 | 2008, mis en ligne le 09 août 2023, consulté le 24 février 2025. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/slavicaoccitania/1140
- Bérenger, J. (2021). Chapitre XXXI. Les réformes de Marie-Thérèse et la consolidation de l’Etat. Dans : Bérenger, J. (2021). Histoire de l’empire des Habsbourg, 1665-1918, texto, 149-181
- Figlus, T. (2009). Past and present of Hutsulshchyna as the Carpathian borderland region. Remarks on changes of spatial structures, ethno-cultural specificity and heritage.
- Întrezăriri, n°8 du 8 décembre 2014.
- Iorga, N. (1905). NEAMUL ROMÂNESC ÎN BUCOVINA. Nicolae Iorga Neamul Romanesc Din Bucovina 1905 : Free Download, Borrow, and Streaming : Internet Archive
- Mattalia, G., et al (2022). « Hutsuls’ Perceptions of Forests and Uses of Forest Resource in Ukrainian and Romanian Bukovina ». International Forestry Review, vol. 24, no 3, septembre 2022, p. 393‑410. DOI.org (Crossref), https://doi.org/10.1505/146554822835941887.
- Mondryk, R. (2017). Primary manifestations of the ethnic identity of the Ukrainian Hutsuls. p.39-61 https://kulturnistudia.cz/primary-manifestations-of-the-ethnic-identity-of-the-ukrainian-hutsuls/
- Nistor, I. (1916). Un capitol: vieața culturală a Românilor din Bucovina 1775-1857. Academia Română, discurșuri de recepțiune.
- Pavel, D. Moldova în epoca feudală, Vol VII în Arhiva Centrală a Actelor Vechi de la Moscova.
- Plăiașu, C. Huțulii, oamenii care duc o viață de pasăre pribeagă. https://historia.ro/sectiune/travel/hutulii-oamenii-care-duc-o-viata-de-pasare-2382836.html. Consulté le 24 février 2025.
- Scharr, K. (2008) BORDERLINES AND NATION-BUILDING: BUKOWINA 1848 TO 1947, Universităţii „Ştefan cel Mare” Suceava.
- Welisch, S. (1986) The Bukovina‐Germans during the Habsburg period: Settlement, ethnic interaction, contributions, Immigrants & Minorities, volume 5, n°1, p.73-106