Le sens commun pense que nos ancêtres étaient attachés à leur terre, sans en partir. En effet, il est vrai qu’une partie importante de la population française migrait peu. Sous l’Ancien régime, on était lié à sa région, très différente de son concept moderne. L’environnement où vivaient les Français, était davantage défini par la province : une unité administrative de l’ancien régime français qui était identifiée par des cultures communes, et des langues partagées entre elles.

Donc, dans mon cas, ma famille française vient du Nord de la France qui est divisé en 5 départements français : Aisne, Oise, Nord, Pas-de-Calais, et Somme. Ces départements, nés après la Révolution française, correspondent aux provinces historiques qui se trouvaient sur ces territoires. Il s’agit de la Picardie, de l’Artois, de la Flandre, de l’Ile de France et de la Champagne. De cette façon, il est intéressant de voir que, même si ma famille vient principalement du Pas-de-Calais, du Nord et de la Somme, elle ne s’est jamais mélangée avec la partie du département du Nord où l’on parlait le flamand. En réalité, ce département qui correspond à la Flandre française historique était multilingue : divisé entre le domaine picard (en bleu sur la carte ci-dessous) où l’on parlait la langue picarde, et le Westhoek (c’est-à-dire la Flandre maritime, en orange sur la carte), la partie de la province de Flandre où vivaient les Flamands. Ainsi, mes ancêtres picards ne se sont pas mélangés avec les Flamands, et même si en général, ils n’ont pas quitté leurs villages, ou les villes situées dans cette zone linguistique, ils se sont souvent déplacés à l’intérieur du domaine picard qui couvre cinq départements français et deux pays (c’est-à-dire la France et la Belgique, voir la deuxième diapositive).
Donc oui, à cette époque, les gens ne se déplacent pas beaucoup, se limitant à leurs provinces. Cependant, ce fait s’applique davantage aux fermiers, et aux journaliers qui sont liés à leurs terres qui sont leur source de revenus, étant dans une position de subordination avec les seigneurs locaux, les fermiers représentent environ 80% de la population française à la fin de l’Ancien Régime. Mais si nous étendons notre analyse aux autres catégories de la population française de l’Ancien Régime, nous pouvons constater quelques différences. Tout d’abord, les commerçants et les artisans avaient une mobilité géographique plus importante, suivant les marchés et les foires de leurs régions. Ma famille, par exemple, se déplaçait dans le Boulonnais entre Samer, Boulogne-sur-Mer et d’autres centres économiques proches de la région, comme Montreuil-sur-Mer, une ville importante et historique qui a inspiré Victor Hugo pour l’écriture des Misérables. En outre, je peux parler des marins et des pêcheurs. Beaucoup d’entre eux, en naviguant, ont établi une nouvelle vie dans d’autres ports, plus favorables, suivant la situation économique : par exemple, j’ai des ancêtres de Dieppe, dans la Normandie, qui sont venus à la fin du 18ème siècle à Boulogne, s’y établissant. Ce phénomène n’était pas spécifique à ma famille : quiconque étudie l’état civil entre la Révolution française et la période napoléonienne à Boulogne peut trouver de nombreux Normands débarqués de Dieppe. Une autre catégorie visée par les migrations internes en France dans mon arbre généalogique est celle des soldats. Contrairement au service militaire, qui était obligatoire en France jusqu’en 2002, la monarchie française ne disposait pas d’un service militaire pour tous ses sujets. Son fonctionnement était plutôt basé sur le volontariat avec un processus différent pour les milices comme celle de Boulogne où les habitants étaient tirés au sort pour servir dans cette milice. Mais dans tous les cas, un soldat pouvait être éloigné de son domicile d’autant plus qu’ils étaient recrutés jeunes, sans femmes et enfants, Ainsi, j’ai trois ancêtres soldats qui sont venus d’autres régions françaises vers la Picardie. Il s’agit de :
- Jean-Baptiste Audiot (~1689-1739), dit « chevalier » (chaque soldat de l’armée française de l’Ancien Régime avait un surnom), né à Durtal (Anjou), il se marie à Dunkerque en 1719 avec Marie Françoise Dieuset (1692- ?) de Boulogne et meurt en 1732 à Calais :

- Veran Chabas (1686-1742) dit « la joie », est né à Cavaillon (Comtat Venaissin), il est admis à l’Hôpital des Invalides (on voit ci-dessous un dessin de la fin du 17ème siècle, et l’Hôtel actuel) en 1727, marié en 1734 à Marie Madeleine Goyer à Boulogne (1700-1767), il meurt dans la même ville en 1742 :


- Charles May (1725-1763), né à Noards (Normandie), marié en 1756 à Marie Françoise Desbaillon (1720-1795) à Echinghen, un village des environs de Boulogne, et décédé en 1763 à Saint-Martin-Boulogne :

De ces schémas ordonnés s’extirpent un ancêtre qui ne rentre pas dans ces catégories, il s’agit de François Jean Cochon (1660-1735). Je vais donc vous parler de son incroyable histoire qui ne s’inscrit dans aucun schéma explicatif et qui est toujours un sujet d’investigation, depuis 3 ans.
(Paroisse de Saint-Symphorien et acte de baptême de François Cochon ).
Pour commencer, commençons par le début de sa vie. François Jean Cochon est né le 18 juin 1660 à Tours, ville importante du centre-est de la France, capitale de la province de Touraine. François a été baptisé dans la paroisse Saint-Symphorien (image ci-dessus), fils de Denis Cochon et Jeanne Bifaut. Je n’ai pas beaucoup d’informations sur sa famille. Ses parents se sont mariés dans la même paroisse le 28 mai 1645, et il avait au moins deux frères : Denys, né en 1648, et Barthélémi en 1654. Son père est probablement décédé entre 1660 et 1666 lors du remariage de sa femme, mais la paroisse ne dispose pas de registres des sépultures. Concernant le statut social de sa famille, je ne sais rien. En recherchant d’autres familles Cochon, on peut savoir qu’ils travaillaient principalement dans l’industrie de la soie. En effet, Tours était un centre de l’industrie de la soie française en concurrence avec Lyon.
En ce qui concerne sa vie personnelle, François s’est marié à la paroisse de Saint-Pierre-des-Corps avec Jeanne Rochereau le 6 mars 1699. De ce couple, deux enfants sont nés : François (1700-1732) et Marie Françoise (1703-1705). Son fils fut le seul frère de mon ancêtre décédé à l’âge adulte. Il est mort à l’hôpital de la charité, un établissement public fondé pour secourir les personnes dans le besoin. Ce que nous pouvons déduire de ce fait est que François n’a pas quitté notre monde avec une existence matérielle suffisante : Il avait besoin d’un soutien pour l’aider, soit à cause de la maladie, soit par manque de moyens financiers.

Jeanne est décédée avant 1705. La même année, François a épousé Magdeleine Gallais (~1672-1709) (fiche ci-dessous). De cette union sont nés deux enfants qui n’ont pas survécu. Ils s’appelaient tous deux Marie Magdelaine, l’une est née en 1707 et l’autre en 1709. La même année, sa femme décède mais pas à Tours. Son épouse est enterrée dans la paroisse de Concourson-Sur-Layon, dans une autre province : l’Anjou. Entre Tours et Concourson, 100 kilomètres séparent les deux villes. Sur son acte de sépulture, le curé les mentionne comme mendiants et ouvriers de la soie. Cet événement n’est pas rare à cette époque : il est courant que les pauvres se déplacent d’une ville à l’autre pour mendier leur vie. Nous pouvons facilement retrouver cette tendance dans d’autres régions françaises au cours de ce siècle. Cependant, le reste de sa vie n’est pas conforme aux normes du siècle.

Après cet événement tragique, François était revenu à Tours et avait épousé Marie Brochard en 1711, dans une autre paroisse : Saint-Hilaire. A ce moment de sa vie, j’ai perdu sa trace dans les archives : Je ne sais pas s’il a eu des enfants avec Marie et je n’ai pas trouvé la sépulture de sa femme, car oui, Marie est morte, mais quand ? C’est une énigme non résolue.


Si je peux affirmer avec certitude son décès, c’est parce que grâce à l’indexation des archives, j’ai trouvé à environ 400 km de Tours, un acte de baptême de juillet 1718 de Reine Cochon, fille de François. Ce document mentionne le voyage de ses parents : François et Antoinette Lothelier (~1687-1750), voyageaient entre Sainte-Reine (Haute-Saône) et Beaune (Côte-d’Or). Malheureusement, leur fille est décédée en décembre de la même année, dans un village situé à mi-chemin entre Tours et Beaune. Il semble que cette famille ait beaucoup déménagé. Même si François était encore ouvrier en soie, sa condition économique le poussait à faire ces distances. Peut-être est-il retourné à Tours après le décès de Reine, mais je ne peux pas prouver ce fait. En fait, il semble qu’entre 1719 et 1724, mon ancêtre Gilles Lievin (~1719-1762) soit né. Bien que son mariage indique sa paroisse de naissance, Vaux-lès-Mouzon dans les Ardennes, les destructions qui ont eu lieu pendant la première guerre mondiale ont détruit les registres paroissiaux.
Entre Tours et Vaux, il y a environ 6 à 12 jours de voyage à cheval. Si notre couple disposait de ce moyen de transport, il est arrivé rapidement à cette destination. Mais, si nous basons notre analyse sur le temps de parcours entre Créancey et Ménétréol-sous-Sancerre, il est évident qu’ils n’avaient pas ce moyen de transport. Pour réaliser 174km, il fallait 6 mois. Pour 500km, combien de temps fallait-il ?
Sur la carte ci-dessous, j’ai illustré les trois principaux voyages connus de sa vie :
- Orange : de Tours à Concourson-sur-Layon.
- Jaune : de Tours à Beaune et Ménétréol-sous-Sancerre.
- Bleu : de Tours (pas sûr) à Desvres.

Ensuite, nos aventuriers sont arrivés à Lillers : une petite ville située dans le département du Pas-de-Calais, dans le Nord de la France. C’est là qu’est né leur dernier enfant connu. Elle s’appelait Marie-Claire (1724), mais elle n’a pas survécu plus de 6 jours. Cependant, il est important de souligner que notre couple est mentionné comme « allant de village en village pour vendre de la mercerie ». Leur situation économique semble être meilleure à ce moment-là. La mercerie n’est pas un domaine éloigné de l’industrie de la soie. Peut-être François a-t-il emporté avec lui ses compétences et ses expériences lorsqu’il travaillait à Tours et qu’il a réussi.
Quoi qu’il en soit, ils ne reviennent pas à Tours. Ils s’établirent définitivement à Desvres et moururent respectivement le 26 octobre 1735 pour François, et le 30 septembre 1750 pour Anne Antoinette, après une vie bien remplie qui les a menés sur les routes de France. Gilles s’est marié en 1744 à Doudeauville, près de Desvres avec Marie Jeanne Picque (1712-1783) et ont eu 5 enfants connus.


Ainsi, cette famille reflète une histoire peu habituelle de la France. Celle des mendiants qui parcouraient les Provinces du Royaume, implorant pour leur vie. Cependant, nous ne pouvons pas réduire ce couple à cette situation. Il semble qu’ils aient suivi une trajectoire liée à leurs activités professionnelles. Peut-être, le départ définitif de Tours a-t-il été motivé par une mauvaise situation professionnelle ou personnelle. Selon les historiens, la révocation de l’Edit de Nantes en 1685 par Louis XIV provoque l’effondrement de l’industrie de la soie à Tours. Les capitaux protestants quittent la ville et de nombreuses manufactures ferment.
En conclusion, lorsque nous étudions l’histoire des familles d’aujourd’hui et d’hier, nous ne pouvons pas être sûrs que tout le monde soit resté dans nos villages maternels depuis « la nuit des temps » comme on dit en français. Les dernières évolutions technologiques ont permis d’améliorer le travail des historiens et des généalogistes. En effet, sans l’indexation en ligne, je n’aurais pas été capable de retrouver ma famille dans ces régions. De plus, j’espère que des futures indexations m’aideront à retrouver d’autres enfants, le décès de Marie Brochard, et l’acte de mariage entre François et Anne Antoinette Lothelier qui n’a pas eu lieu dans ces régions.





Une réponse à “Les migrations internes dans la France du XVIIIe siècle :”
[…] pouvoir résoudre certaines branches comme le mariage Cochon x Lhotelier (sujet de l’article sur les migrations au XVIIe siècle), trouver les parents de Jean-Baptiste Audiot (soldat originaire de Durtal, mais les lacunes […]
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